Finance et éthique, quelle articulation ?
2012
Dans son article, l’auteur tente de reposer les règles de la finance pour en retrouver le sens notamment dans un objectif de développement des territoires.« Finance » et « éthique », rarement deux termes ont été aussi dissonants. Si la finance est utile, il convient donc d’en fixer les règles et le cadre pour qu’elle soit au service du bien commun.
Le seul plan Paulson mobilisé aux Etats-Unis pour sauver le système financier à l’automne 2008 a mobilisé 700 milliards de dollars, soit bien plus que la totalité de la dette publique grecque fin 2011. La crise financière des subprimes a provoqué à elle-seule la perte de leur logement pour 2,5 millions de ménages américains. Faut-il ajouter à cela les pratiques extravagantes, en matière de rémunérations ou d’ingénierie financière, les spéculations visant à déstabiliser des devises, des défaillances flagrantes dans le contrôle par les banques mêmes de leurs traders et générant des pertes astronomiques (Société Générale, Affaire Kerviel ou plus récemment les méfaits de la « Baleine de Londres » chez J.P.Morgan) ? Bref, la finance semble à mille lieux de comportements compatibles avec une certaine morale des affaires.
L’éthique renvoie en effet à la morale. Les deux termes sont d’ailleurs synonymes, même si l’un est de racine grecque (Ethos) quand l’autre est de racine latine (mores). Mais il ne faudrait pas pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. La finance est utile et le développement formidable des économies développées au cours du dernier siècle est étroitement corrélé avec le développement de la sphère financière. Ce n’est pas un simple lien statistique, mais bien d’une relation de causalité dont il s’agit. La sphère financière a pour vocation de faire transiter l’épargne des ménages vers les entreprises pour que ces dernières investissent au service du développement collectif. C’est par le jeu de la « transformation » des échéances que la finance permet de concilier la liquidité des ménages à court terme et l’investissement productif à moyen et long terme. Naturellement, cette transformation, condition nécessaire au financement de l’économie, est potentiellement instable, et doit être réalisée en confiance. Que la méfiance s’installe et les créanciers rapatrient leur épargne, générant une crise de liquidité. La mondialisation des échanges financiers transforme cette crise de liquidité en crise systémique majeure ; c’est la crise de 2008 dont nous ne finissons pas de payer la note.
Si la finance est utile, il convient donc d’en fixer les règles et le cadre pour qu’elle soit au service du bien commun. C’est de cette articulation dont il est question ici. Vouloir une finance sans risque est une illusion. Par nature, la sphère financière est porteuse d’un risque d’illiquidité. Eliminer tout risque financier reviendrait à proscrire banques et marchés. Or l’angélisme ne crée pas de valeur ni de richesse. A l’inverse, ne pas réguler la finance reviendrait à accepter une forme de barbarie libérale. Il s’agit donc collectivement de situer le curseur entre deux extrêmes : une finance dérégulée avec son dynamisme et la certitude de connaître des crises graves à répétition ; une finance anémiée, sans risque, mais sans croissance ni développement. Où situer le curseur ? C’est à cette question que nous tentons de répondre maintenant.
Une finance éthique : critère de discernement
La question du discernement d’une finance éthique est difficile. Les critères de discernement sont en effet multiples. Sans entrer dans un débat qui exigerait de longs développements, on peut schématiquement considérer que deux réponses sont possibles.
Premièrement, on peut assigner à la régulation financière un objectif de stabilité. Considérant que l’instabilité financière que nous connaissons depuis 2008 est une cause majeure de la crise sans précédent que nous connaissons actuellement, avec ses dimensions économiques, sociales, et politiques, l’objectif de stabilité semble alors un minimum à atteindre. De facto, certains – et l’auteur de ces lignes en est -, considèrent que la stabilité financière est un bien public. Une institution privée seule ne peut produire ou garantir la stabilité financière ; en revanche, une banque privée (pensons à Lehman Brothers) peut détruire cette stabilité. Cela justifie une régulation appropriée des banques, des marchés, de la finance internationale et la mise en place des instances idoines pour mettre en œuvre les processus décidés collectivement si possible dans un cadre démocratique.
Mais on peut aller plus loin. Au-delà de cet objectif de stabilité financière qui est un minimum, on peut souhaiter une régulation financière qui soit « juste ». Cela pose naturellement la question de la définition de la justice. Dans cette perspective, et sans balayer l’ensemble des théories économiques de la justice, on peut plaider pour que soit considérée avec attention la théorie des « capacités » développée par le Prix Nobel Indien Amartya SEN. Ce grand économiste propose que la « justice » soit évaluée sur une base informationnelle particulière, à savoir les « capacités » ou libertés réelles dont disposent les individus ou agents économiques. Par liberté réelle, Sen entend la liberté négative (au sens de « ne pas être empêché de ») et la liberté positive (au sens de « être en capacité de »). Transposée à la question large de la régulation financière, ce critère devrait guider le régulateur vers l’objectif d’une finance qui serait au service du développement, maximisant la « capacité » de financement de l’investissement.
Un système bancaire au service du développement des territoires
Doté d’un critère de discernement, nous sommes en mesure d’esquisser ce que serait une finance juste au service du développement des territoires. Nous souhaitons ici insister sur le modèle bancaire à privilégier.
Les territoires sont vivifiés par les petites entreprises, par les entrepreneurs individuels, par les artisans, les exploitants agricoles qui s’y installent et y développent une activité créatrice d’emplois et, par les externalités positives qu’ils exercent sur les politiques menées par les collectivités territoriales qui accompagnent ce développement, lequel profite à l’ensemble de la collectivité. Il est donc primordial que ces agents économiques « producteurs » puissent trouver à financer leur développement. Ainsi que le disait fort justement Amartya SEN, « si vous ne pouvez obtenir du crédit, vous ne serez jamais le grand entrepreneur que vous auriez pu être ».
Or, l’évolution du système bancaire et de son « business model » a éloigné sérieusement les banques d’un objectif premier de financement des PME. Plusieurs raisons à cela : premièrement, les évolutions réglementaires ont favorisé cette mutation du modèle bancaire. En particulier, les banques ont pu développer d’autres métiers, par exemple les métiers de l’assurance, réalisant ainsi des économies de gamme permettant de rentabiliser leur réseau. Deuxièmement, elles ont développé des activités de marché lucratives au sein de leurs banques de financement et d’investissement (BFI). Troisièmement, les mouvements de fusions et acquisitions au sein de l’industrie bancaire, légitimés par la recherche d’économies d’échelle, ont complexifié les structures organisationnelles, et corrélativement ont abouti à standardiser les processus décisionnels en matière de crédit. Le résultat de ce dernier mouvement est que le modèle bancaire, initialement relationnel, est devenu plus transactionnel, accordant moins de poids à l’ancienneté de la relation entre la banque et son client, et en revanche un poids croissant à la situation financière du débiteur à la date de la demande, situation appréciée essentiellement sur base de critères quantitatifs (qu’on pense ici aux modèles de « credit scoring »). Le résultat de cette mutation du modèle bancaire est que les banques sont aujourd’hui moins adaptées au financement des PME et des agents économiques les plus fragiles et qu’en revanche elles ont des incitations fortes à développer des activités de BFI très lucratives.
Comment esquisser le profil d’un système bancaire qui se fixerait comme objectif premier de maximiser la « capacité » de financement des acteurs économiques au sein des territoires ? Nous plaidons ici pour une régulation qui favoriserait des banques de taille modeste, des banques mutualistes et des banques développant un modèle relationnel accordant un poids essentiel à la pérennité de la relation avec le client.
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des banques de taille modeste présentent deux avantages. Elles sont susceptibles de faire faillite, ce qui suffira à ce que leurs actionnaires et dirigeants soient mesurés dans leur prise de risque. Une taille modeste limite en effet « l’aléa moral » connu sous le nom de « too big to fail effect ». Elles ont aussi dans leur clientèle une part plus importante de PME, ce qui est en phase avec notre objectif de maximisation des « capacités » de financement des firmes les plus fragiles.
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des banques mutualistes :non soumises à la pression des marchés financiers, elles ont la possibilité de mettre en œuvre une stratégie de long terme, alors que des marchés court-termistes exigent souvent des banques cotées une rentabilité sur fonds propres que ne saurait assurer l’activité de prêt aux PME. Propriétés des sociétaires, les banques mutualistes visent un objectif sociétal plus large que la seule maximisation de la valeur actionnariale qui caractérise les banques à statut de SA.
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des banques relationnelles présentent deux avantages. D’une part, en accordant un poids essentiel à la relation construite avec le client, avec ses effets positifs en termes de connaissance du débiteur, de sa stratégie, de son projet, de ses qualités –toutes choses que des systèmes automatisés de « credit scoring » ne peuvent considérer à leur juste valeur-, les banques relationnelles sont connues pour être les mieux profilées pour accompagner les acteurs les plus fragiles des territoires, artisans, PME, entrepreneurs individuels, collectivités, dans leur développement. D’autre part, en visant le développement d’une relation gagnant-gagnant avec leurs clients, ces banques les aident à surmonter les situations de stress financier, fréquentes en période de basse conjoncture.
En conclusion, oui la finance peut être éthique. La régulation de la sphère financière peut limiter une expansion déraisonnable et la contraindre à viser un objectif de justice sociale plus exigeant que le seul objectif de stabilité financière. En particulier, nous avons esquissé le contour d’un modèle bancaire qui viserait la maximisation des « capacités » de financements des acteurs des territoires. Au-delà de cette problématique complexe de la régulation du système financier, reste posée la question des comportements individuels. Le fardeau de la dette publique que nous laissons aux générations futures peut être vu comme l’accumulation des créances nettes que chacun croit devoir détenir sur la société et le pays. Renverser la perspective et passer d’une société de créanciers à une société de débiteurs où chacun se demanderait ce qu’il peut apporter au collectif est le challenge à relever : le programme éducatif d’une génération.